Quand on allait, il revenait
Fondateur de la première asso poker en France, l'activiste Matthieu Laurent a décidé de mettre fin à 25 ans d'engagement dans le monde amateur. Retour sur une aventure et une passion uniques
Reçu quelques jours avant notre départ pour Bratislava, le SMS nous a fait sursauter. « J’ai décidé d’arrêter le partenariat de Poker Savoie avec Winamax. Le poker n’est plus au centre de ma vie. Ce fut une belle collaboration de plus de 15 ans en tout cas. On sera avec mon frère Thomas à Bratislava pour écouler nos derniers packages. »
Matthieu Laurent : parmi les centaines de joueurs amateurs qui fondent sur chacun de nos tournois live, il est plus que tout autre celui qui a tout vu, tout vécu… et tout construit, ou presque. Car c’est dès 1999 que le Chambérien est piqué de la fièvre poker, le jour où il achète un ticket de cinéma. À l’affiche :
Les Joueurs, avec Matt Damon, Edward Norton, John Malkovich. Une séance qui allait faire basculer la vie de celui qui était encore étudiant (et était d’ailleurs accompagné ce soir-là d’un certain
Laurent Dumont : oui, le fondateur de
ClubPoker.net). Le générique de fin n’a pas encore fini de défiler sur la toile que déjà, il se demande où se procurer sa première mallette de jetons. Les potes embraient rapidement : à l’aube de l’an 2000, les premiers
home games réguliers prennent forme, puis un
site Internet, pionner dans le paysage digital rudimentaire de l’époque. La suite logique : une association, Poker Savoie, la toute première du genre en France.
Tu sais que t'es un ancien quand t'as gagné tes premiers pots en francs français
Les 25 années suivantes contiendront encore plus de péripéties que celles vécues sur pellicule par Mike McDermott, l’Asticot et Teddy KGB pour cet ingénieur doté d’un vrai talent d’activiste. Les expéditions parisiennes, six heures de bagnole pour affronter toute la nuit et en francs français les barons d’alors en Courchevel à cinq cartes. L’incontournable pèlerinage à Vegas, où le No-Limit Hold’em ne s’était pas encore vraiment installé : c’est en Stud High-Low qu’on cherchait à taper les Américains sur leur propre terrain. Des grands rassemblements de potes deux fois l’an, trois jours non-stop à jouer et faire la fête au bord de la piscine ou dans une salle de sport réquisitionnée pour l’occasion. La découverte de l’écosystème en ligne, il y avait de l’argent facile à se faire, d’abord parce que personne ne savait réellement jouer, et parce que les rooms avaient du budget à cramer, y compris pour les petites assos qui les démarchaient au débotté par email. Un partenariat avec Winamax noué dès 2006, année de naissance du site, et qui lui vaudra un nombre incalculable de packages remportés, avec les voyages qui vont avec, entre étapes European Poker Tour et aventures WSOP. Avec à la clé une vraie belle perf inoubliable : le podium sur le SISMIX de Marrakech en 2015. Mais par-dessus tout : des milliers d’heures de fous rires, et des centaines d’amitiés nouées autour d’un cash-game Dealer Choice à 2 €, certaines qui perdurent aujourd’hui.
En 2001, pour jouer le plus beau home game de France, il fallait se rendre à Chambéry
25 années remplies à ras-bord, donc. La plupart des amateurs de poker seraient déjà heureux de n’avoir vécu qu’un quart de ce quart de siècle : personne ne pourra dire que Matthieu Laurent n’a pas été jusqu’au bout de sa passion, et bâti un ouvrage qui pourrait servir de modèle aux assos de toute la France. Et c’est sans aucun regret qu’il met fin à une aventure unique, ayant été un témoin privilégié de l’explosion du poker en France et de la montée en puissance progressive du niveau de jeu. « Avant, je savais que j’avais un edge en arrivant à une table. Aujourd’hui, c’est moins le cas : tout le monde est bon. Le facteur chance prend donc plus d’importance, et il y a moins de plaisir. En plus, je suis un joueur de MTT : c’est de plus en plus difficile de me motiver à passer une longue soirée devant mon écran. »
Mais le père de deux enfants est un joueur-né. Une passion a chassé l’autre. « Les échecs me procurent les mêmes frissons que le poker, maintenant. Je joue au format blitz, 5 minutes / 5 minutes. Avec la vitesse des parties, j’ai les mêmes sensations qu’en passant un gros bluff ! »
Entre les deux Laurent, Thomas et Matthieu, un couvreur ravi de retrouver ses idoles de jeunesse
Que retenir des dizaines de milliers d’heures d’engagement pour Poker Savoie ? « D’abord, les gros week-ends annuels avec les potes. La salle des fêtes remplie pendant trois jours, les parties qui ne s’arrêtent que pour aller à l’Opéra [boite de nuit légendaire de Chambery, NDLR]. Enfin, on trouvait aussi le temps de faire un foot le dimanche… » Son frère Thomas renchérit : « On a été les premiers a avoir des vraies tables de poker, des beaux jetons comme dans les casinos… » Matthieu coupe : « Et les trophées ! On se butait pour trouver des trucs originaux. Le trophée du pigeon pour le joueur le plus nul, le trophée du plus gros chattard, le plus fair play… » Thomas : « Et on a des règles additionnelles. Par exemple moi dans le sud, on a le jeu de la meilleure main. Le premier qui gagne avec une paire, tout le monde lui donne un jeton. Ensuite, le premier qui montre double paire, tout le monde lui donne 2 jetons. Et ainsi de suite avec brelan, quinte, couleur. Quand on arrive au carré, on repart du début. »
Les deux sont lancés, on ne les arrête plus : « A Chambéry, si tu fais une bonne blague, tout le monde te donne un jeton. Du coup, quand un mec est cagoulé, son but ça devient de faire le plus de blagues possibles pour se refaire. » Et les règles du poker sont régulièrement bafouées. « Sur nos parties, tu peux inventer la variante que tu veux à la volée, aucun problème. » Avec un point de règlement diabolique qui, je crois, est bel et bien né à Chambéry : sur les cash-games des Savoyards, chacun peut recaver à la hauteur du joueur ayant le plus gros tapis. De quoi ouvrir la porte à de légendaires soirées de flambe - l’auteur de ces lignes en a déjà été le témoin (voire l’acteur) à de nombreuses reprises. « Ouais, ne dis pas qui c’est, mais sur notre dernier cash-game à 2 €, quelqu’un a réussi à perdre 400 caves ! »
Poker Savoie est né dans des home games. Ces home games survivront à la fin de l’association. « Ces cash-games, on continuera d’en faire. Avec les mêmes potes qu’au début. » Pour le reste, l’asso (qui a compté jusqu’à cent membres à la grande époque) va passer le témoin à Eleph’Poker, autre groupe de joueurs établi à Chambéry.
Avant de laisser derrière 15 ans de partenariat avec Winamax, Matthieu ne manque pas de rendre hommage à la marque qui soutient le poker amateur depuis 2006. "Les partenariats club, c’est le truc le plus EV+ du poker. Regarde, rien que moi, je suis parti 5 fois à Vegas pour les WSOP, en ayant eu à jouer juste 8 manches de championnat à 2 € !"
Mais sinon, ce jubilé, il s’annonce comment ? Juste après notre rencontre à la première pause du Day 1D, Matthieu a doublé son tapis, puis a grimpé encore pour atteindre 150 000. Et si sa dernière histoire poker était la plus belle de toutes ?