La tragédie de Mister Nice Guy
Minuit et demie au Rio en ce mercredi soir. La plupart des tournois sont terminés pour la soirée, et seuls les cash-games, toujours ouverts et pleins à craquer, apportent un peu d’animation dans l’Amazon Room. Les sons habituels s’élèvent dans la salle grande comme un terrain de football : jetons qui s’entrechoquent et conversations à demi-mot. Le service de nuit tourne à plein régime. Superviseurs, porteurs de jetons, serveuses. Plein d’argent à se faire ici, je me dis en passant devant les tables à 2$/5$ pour rejoindre le second podium ESPN.
Là, autour de la table, deux vieux types sont en train de jouer à un vieux jeu fatigué. C’est le duel final du Championnat du monde de Stud. Le plus gros tournoi de Stud de l’année et, toutes choses considérées, le seul tournoi de Stud de l’année, parce que jeu est mourant. Plus tôt durant la semaine, les blagues allaient bon train sur le banc de presse. « Hey Pauly, tu connais l’âge moyen d’un joueur de Stud ? Réponse : décédé. » Oui, je sais, c’est une vieille blague de Jack McClelland, et il faisait référence au Deuce to Seven, pas au Stud. Mais tout de même. Quelque chose sonne vrai dans cette déclaration. Plus personne ne joue au Stud, de nos jours.
Et pourtant, en cette calme soirée, la vue de deux vieux types en train de jouer à une vieille variante en train de mourir attire quand même un joli paquet de spectateurs. Et des spectateurs célèbres, qui plus est. Pas mal de visages connus font une apparition autour de la table, plusieurs d’entre eux étant là depuis plusieurs heures. Il y a le double champion du monde Johnny Chan, observant l’action avec intensité. Il y a Pamela Brunson, la fille du grand Doyle, s’enthousiasmant et faisant des signes en direction de l’un des deux joueurs. Il y a Carlos Mortensen et Brad Daugherty, deux autres champions du monde, et David Sklansky, Steve Zolotow, et bien d’autres. Et puis il y a plein de visages que je ne reconnais pas. Des vieux visages. Des têtes chauves et des barbes grises. Des vieux de la vieille, remontant au temps du Binion’s Horseshoe, là où tout a commencé. Que se passe t-il ce soir pour que tous ces gens soient là ?
« C’est un match historique », s’élève une voix derrière moi. Je me retourne. Un petit homme chauve, aux lunettes posées sur le bout du nez se présente. « Mori Eskandari. » Un nom familier. Le prodcuteur télé derrière des émissions telles que Poker After Dark ou High Stakes Poker. Mori regarde en direction de la table. « Et le monsieur à la table, c’est mon associé. »
Bien sur que je reconnais le mec qu’il pointe du doigt, un grand mec dans sa soixantaine – bien qu’il ait l’air plus jeune, avec ses longs cheveux gris tous droits sortis de la photo de couverture de Rubber Soul, l’album des Beatles. Le mec en question est en train de jouer pour le bracelet.
Eric Drache est l’un des hommes les plus influents dans l’industrie du poker depuis trente ans. Un homme de l’hombre, le genre de personnage que la plupart des gens, même les fans hardcore, ne reconnaissent pas quand il fait son entrée dans la salle de poker. Et pourtant, il est la raison pour laquelle tant de gens connus se sont pointés ce soir. Eric Drache a transformé le jeu que nous adorons de tellement de façons différentes que la plupart des gens n’ont aucune idée. Merde, c’est quand même le mec qui a mis au point le concept de tournoi satellite, des années et des années avant que Chris Moneymaker et des milliers d’autres donkeys ne se qualifient pour les WSOP en ligne. C’est le mec qui a organisé les championnats du monde durant 17 ans, sous l’aile de Jack Binion. C’est le mec qui a crée le Hall of Fame. C’est le mec qui a dirigé les salles de poker du Golden Nugget du Mirage, les transformant en des endroits incontournables pour tout joueur de poker qui se respecte. Pas mal, comme CV, non ? Je n’ai jamais rencontré Eric Drache en personne, mais j’ai lu toutes les histoires à son sujet dans les grands livres de Al Alvarez, Antony Holden, Jim McManus et Michael Craig. La citation la plus connue à propos d’Erich Drache ? Elle vient de Doyle Brunson : « Eric est le huitième meilleur joueur de Stud du monde. Le problème, c’est qu’il ne joue qu’avec les sept meilleurs. »
Et pourtant, bien qu’Eric Drache soit un joueur de poker exceptionnel, la plupart des gens n’ont jamais entendu parler de lui. Parce qu’il est resté dans l’ombre toutes ses années, travaillant dur dans la discrétion, changeant le jeu de poker en la machine bien huilée que l’on connait aujourd’hui. Parce qu’à l’époque, tout n’était pas brillant et policé comme aujourd’hui. C’est grâce à des gars comme lui que maintenant, les débutants peuvent s’attendre à recevoir le même traitement que les réguliers dans les salles de poker. C’est à cause de gars comme Eric Drache qu’il y a des règles, une etiquette, ce genre de choses maintenant. Les gars comme lui ont aidé à mettre à la porte les comportements style Far West qui étaient la règle à Vegas durant les années 70. Désormais retiré du monde des casinos, Eric continue de secouer le monde du poker, produisant des shows télé à succès comme High Stakes Poker. L’émission qui a relevé les standards en ce qui concerne le poker de qualité à la télévision, très loin des festivals de tapis préflop fatigués du genre World Poker Tour. Et pourtant, tandis que j’observe le duel final dans ce tournoi de Stud, les deux jeunes joueurs online sirotant des cocktails à coté de moi n’ont aucune idée de qui peut bien être Eric Drache.
Il y a une raison à cela. « Eric n’a probablement joué que deux tournois ces 20 dernières années », dit Thor Hansen. Le légendaire norvégien, titulaire de deux bracelets WSOP regarde aussi la partie, par respect pour celui qui l’a amené pour la première fois au Etats-Unis il y a 22 ans. « Eric était venu en Europe pour les championnats scandinaves, avec l’intention d’inviter le vainqueur au Golden Nugget pour disputer le Grand Prix qu’il organisait. C’est moi qui ait gagné le tournoi, et me voilà ainsi, arrivant pour la première fois aux USA et à Vegas, tous frais payés. Eric est resté un ami très cher depuis, et durant toutes ces années, je ne l’ai jamais entendu dire du mal de quelqu’un. »
Thor Hansen, désormais résident américain depuis une décade et demie, a beaucoup de souvenirs à partager, et je suis plus qu’heureux de prêter une oreille attentive. « Quand Eric était aux commandes du poker au Golden Nugget au Mirage, il n’y avait jamais un siège de libre. Toutes les parties étaient pleines. Parce qu’il traitait tout le monde de la même manière, qu’il soient broke ou millionnaires. Pendant les World Series, tout le monde avait droit à du homard et des steaks, tous les soirs. Et même les journalistes comme toi étaient traités comme des rois. Une limousine allait les chercher à l’aéroport, et ils avaient droit à une suite pendant la durée du festival. » Cela me laisse rêveur, moi qui n’ai couvert mes premiers WSOP qu’au début du 21ème siècle. « Et il s’occupait aussi des gens qui travaillaient pour lui. Une fois, à Noël, il manquait d’argent pour payer les bonus de fin d’année à ses croupiers. Il savait que ces gars là aimaient jouer, qu’ils dépensaient leur argent à je ne sais quoi. Il ne voulait pas les laisser à court pour Noël. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il a emprunté des dizaines de milliers de dollars, pas à une banque, bien sur, mais dans la rue, à des types louches. Il a payé des intérêts exorbitants durant des mois, mais cela n’avait pas d’importance. Parce qu’il avait rendu ses employés heureux pour Noël. »
Le type auquel Eric fait face à la table est aussi un personnage intéressant. Venu de Brooklyn, Freddie Ellis est un petit personnage malingre. En course pour devenir l’un des rares vainqueurs afro-américains de ces dernières années, et aussi pour devenir le vainqueur le plus agé depuis que Johnny Moss a remporté son dernier bracelet en 1988, à l’âge de 81 ans. La biographie que doit remplir chaque finaliste indique que Freddie a 67 ans, mais les observateurs ont une autre version de l’histoire. « Il a 74 ans », dit l’un d’eux. « Je ne sais pas pourquoi il s’est senti obligé de mentir à propos de son âge. Peut-être une erreur de sa part. » Le vieux Freddie a l’air fatigué, mais alerte, payant les relances d’Eric à tempo. Mais il n’est cependant pas favori pour remporter le match final de ce tournoi. « Freddie est un régulier des plus grosses parties de Stud d’Atlantic City », dit un joueur célèbre qui restera anonyme. « Il joue depuis que la partie a été crée, il y a des dizaines d’années. Un joueur perdant. Retraité de l’immobilier. Pesant plus de 250 millions, quelques uns d’entre eux ayant été perdus à la table. » Et pourtant, Freddie a lui aussi attiré pas mal de supporters autour de la table, grâce à sa nature bienveillante et humble. Les reporters de PokerNews, d’habitude pas du genre à prendre parti, ont fait de Freddie leur favori depuis le début du tournoi.
Ainsi, le légendaire Eric Drache a la main dans cette partie. « Il est temps qu’il reçoive sa part de notoriété », dit un autre observateur. « Laissez lui ramener un bracelet à la maison, pour une fois » gémit son voisin. Eric est clairement le joueur le plus agressif de ce duel. Et, malgré mon expertise limitée en Stud, je peux constater qu’il joue juste. Parti avec un [Kc] comme carte visible, Eric relance. Freddie paie, et Eric recoit un autre trèfle, le [Jc]. Il mise à nouveau. Freddie paie, et Eric recoit un [Ac]. Il mise encore, et est payé encore. Son tableau affiche désormais [Kc][Jc][Ac][Jd], et pourtant, Eric checke, puis passe rapidement après une mise de Freddie, concédant le pot à son adversaire. « Eric n’avait rien d’autre que la paire de Valets. Il bluffait en comptant sur la force de son tableau », explique Thor, me donnant une rapide mais bienvenue leçon de Stud. « Il a abandonné sur la sixième carte, car il savait que Freddie ne pouvait miser qu’avec un brelan au minimum. Il savait qu’il était battu. »
Les antes sont élevées, et il n’y a pas plus de l’équivalent de trente mises sur la table. Tout peut arriver. « Mais c’est une bonne structure quand même », dit Thor, toujours en mode souvenirs, pour mon plus grand plaisir. « A la grande époque, le tapis moyen était de cinq grosses blindes en tables finale, et personne ne se plaignait. » Derrière le rail, la nostalgie continue. « Tu te souviens de ces paris de folie avec Chip et Doyle ? Tu devais jeter un jeton de 5,000$ dans un chapeau au milieu de la salle. Dix-huit fois d’affilée tu a visé juste, et dix-huit jetons d’affilée tu as collecté. » Thor secoue la tête, et je ne sais pas si c’est parce qu’il ne se souvient pas de l’histoire, où parce qu’elle ne s’est pas produite ainsi.
Les heures passent, et la partie continue. Le matin pointe, et Eric a perdu son chip-lead. Le vieux Freddie est de plus en plus fatigué, mais il accumule les jetons. « Deux paires à l’As », annonce t-il d’une voi calme après que la dernière mise ait été placée dans un pot gigantesque. Eric Drache hôche la tête lentement, concédant le pot. Le huitième meilleur joueur de Stud du monde est réduit à peau de chagrin, victime d’un fish de 70 ans.
Quelques secondes plus tard, Eric est forcé de mettre ses derniers jetons au milieu. Il double son tapis, mais ce n’est pas suffisant, et peu après, Freddie Ellis est déclaré vainqueur. Eric Drache doit se contenter de la seconde place. Il a l’air épuisé, mais pas tellement frustré pour quelqu’un qui vient juste de chuter sur la dernière marche. Je ne connais pas Eric, et ne lui ai jamais adressé la parole, mais me sens quand même obligé de lui serrer la main, et de lui dire quelques mots. Je pense seulement au fait que la victoire de Mister Nice Guy aurait pu faire une très belle histoire, celle d’un homme recevant enfin un peu de reconnaissance, après trente ans de service auprès de la communauté du poker.
Tandis que Freddie pose pour les photographes, je partage mon chagrin avec Nolan Dalla, le directeur des médias aux WSOP, qui vient d’arriver sur le podium pour collecter les impressions du vainqueur en vue du prochain communiqué de presse. Il est aussi déçu que moi, car Eric et lui sont amis depuis des lustres. Comme souvent, c’est Nolan qui aura le dernier mot.
« Peut-être que c’est mieux que l’histoire se termine comme cela », philosophe t-il. « La tragédie d’Eric Drache. »
En effet. Toujours second. Toujours caché dans l’ombre. Ce soir, après avoir collecté son prix, Eric Drache retournera chez lui, et replongera dans l’anonymat. Et c’est peut être mieux comme ça. Ou pas. Mais toujours est-il que c’est tout de même une bonne histoire.