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[Musique] Rencontre au sommet : Mozart & Jean-Sébastien

Texte de Philippe Sollers, que je dédie à mon ami Stocha.

J’aurai l’occasion d’aller écouter Julia Fischer et Karita Mattila cet automne au Palais des Beaux-Arts. La première, violoniste fabuleuse, devrait jouer des concertos et sonates de Bach, il me semble. Les prix des places étaient assez chers mais bon… Ce sont des moments exceptionnels. :slight_smile:

[evideo]Bach Julia Fischer - YouTube


Pendant son voyage en Allemagne, Mozart passe par Leipzig. C’est la rencontre symbolique au sommet. Témoignage d’un contemporain : « Le 22 avril, Mozart, sans aucune annonce préalable, se fit entendre sur l’orgue de l’église Saint-Thomas. Une heure entière, il joua devant un nombreux auditoire d’une manière pleine de beauté et d’art. Je le vis moi-même : c’était un jeune homme de taille moyenne, habillé à la mode. Le cantor Doles [élève de Jean-Sébastien Bach] était tout enthousiasmé par le jeu de l’artiste, et croyait revoir son maître devant ses yeux, le vieux Bach. Mozart avait traité a prima vista de façon admirable, avec une admirable tenue, la plus grande facilité et tous les raffinements de l’harmonie, ce qu’on lui avait mis sous les yeux ainsi que des thèmes, entre autres le choral : Jesu, meine Zuversicht. »

[evideo]J. S. Bach: "Singet dem Herrn ein neues Lied" BWV 225 - Gächinger Kantorei Stuttgart (1990) - YouTube

Et Rochlitz : « Le choeur fit à Mozart la surprise d’exécuter le motet à deux choeurs : Singet dem Herrn ein neues Lied, de l’ancêtre de la musique, Jean-Sébastien Bach […] A peine le choeur eut-il chanté quelques mesures, Mozart resta interdit, puis, quelques mesures plus loin, il s’écria : « Qu’est cela ? » - et alors il sembla que toute son âme s’était réfugiée dans ses oreilles. Lorsque le chant fut terminé, il cria avec enthousiasme : « Ça, c’est quelque chose où il y a à apprendre ! » On lui conta que cette école, dont Bach avait été le cantor, possédait la collection complète de ses motets et les conservait comme des reliques. « Cela est juste, cela est bien, cria-t-il, montrez-les moi ! » Mais on n’avait pas de partition de ces chants ; il se fit donner les parties manuscrites, et ce fut une joie pour ceux qui l’observaient de voir avec quelle ardeur Mozart parcourut ces papiers qu’il avait autour de lui, dans les deux mains, sur les genoux, sur les chaises à côté de lui, oubliant toute autre chose et ne se levant qu’après avoir parcouru tout ce qu’on avait là de Bach. Il supplia qu’on lui en donne une copie. »

Mozart lisant l’écriture de Bach : la scène est extraordinaire. Certes, il connaît déjà Bach par l’entremise de Van Swieten qui lui a communiqué sa collection, mais nous avons peine à imaginer comme les informations et les éditions circulaient mal à l’époque. Une partition pouvait disparaître ou rester inconnue très longtemps. Au moment où cet épisode a lieu, Bach est mort depuis trente-neuf ans, et n’était pas considéré comme le Père absolu de la musique, ce qui nous paraît impossible. Deux siècles de musique occidentale ? Gesualdo, Monteverdi, Purcell, Vivaldi, Bach, Haendel, Haydn, Mozart. Plus qu’il n’en faut pour remplir au moins dix vies humaines. Pas un seul musicien français à ce niveau ? Allons, inutile de se fâcher, c’est un fait.

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On a tendance à oublier que la musique dont il est question ici s’écrit et se lit. Mozart ouvrant les yeux sur un manuscrit de Bach entend immédiatement ce qu’il voit, d’un seul coup d’oeil et dans tous les registres. Il sait aussi ce qu’il peut en faire en le transposant dans son monde. Des mondes parlent à des mondes. Chacune et chacun peut avoir l’air d’écouter de la musique, mais qui la ressent en la comprenant ? « Beaucoup de gens ne lisent que des yeux », disait Voltaire. Beaucoup d’autres n’écoutent que des oreilles, et encore.

La plus belle scène du film de Forman, Amadeus, est probablement celle où Constance, en cachette de son mari, apporte « innocemment » ses partitions à Salieri, son ennemi intime, pour savoir si cela a de la valeur. Salieri fait asseoir Constance sur un canapé, lui offre des chocolats, prend les papiers de l’écriture de Mozart, et va près de la fenêtre pour les lire. Là, la mise en scène envoie la musique, et c’est très beau. D’autant plus que Salieri, bouleversé, extasié par le génie de Mozart, décide aussitôt de l’assassiner. L’extrême beauté engendre la haine : bien vu. Salieri était un excellent lecteur.

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C’est aussi à Leipzig qu’a lieu, un soir, dans un cercle d’amis, une discussion religieuse. L’un des participants émet l’opinion que de grands musiciens ou de grands peintres ont dû malheureusement se plier trop souvent à des sujets d’église « non seulement stériles mais néfastes à leur génie ».

Mozart réagit : « Que voilà encore des paroles oiseuses ! Chez vous autres, protestants éclairés comme vous vous nommez, cela peut être vrai en partie si vous portez votre religion dans votre tête ; je ne sais pas. Chez nous, il en va autrement. Vous ne sentez rien de ce que signifie Agnus Dei, Pacem et le reste. Mais c’est autre chose quand on a été élevé dès sa plus tendre enfance dans la sainteté mystique de notre religion ; lorsqu’on a assisté d’un coeur fervent aux offices ; et qu’on s’est retrouvé allégé, soulagé, d’avoir loué, sans savoir exactement ce qui se passait, les élus agenouillés recevant la communion aux sons touchant de l’Agnus Dei. Oui, tout cela, il est vrai, se perd à mesure qu’on vit dans le monde - pour moi du moins - mais lorsqu’on entreprend de mettre en musique ces mots entendus mille fois, tout cela vous revient, se ranime devant vous et vous remue l’âme. »

Il est possible que Mozart n’ait pas parlé exactement ainsi, mais le fond de ses propos ne me paraît faire aucun doute. La polémique ancienne entre maçonnerie et catholicisme me semble ici déplacée, obscurantiste. Mozart a écrit de la même main (et du même coeur), dans la dernière année de sa vie, La Flûte enchantée, l’Ave Verum corpus, Le Requiem inachevé et la Petite Cantate maçonnique Laut verkünde unsre Freude (sa dernière oeuvre). Oui, il a été mis en bière, dans son appartement, avec un manteau noir à capuche, selon le rituel franc-maçon. Mais oui aussi, un service funèbre religieux a été célébré de façon classique.

Mozart n’était pas un dévot, mais un fervent. Sa justesse métaphysique était innée et il l’a développée littéralement et dans tous les sens. Dire qu’il était ceci ou cela, en termes d’appartenance, n’est pas faux mais n’est pas vrai non plus. Bach était luthérien, ce qui ne l’a pas empêché d’écrire une Messe en si, comme Beethoven de composer ce chef-d’oeuvre qu’est la Missa Solemnis. Mozart n’était ni juif ni protestant, personne n’est parfait. Les exclusions et les anathèmes sont d’ailleurs dus aux fabricants d’incompatibilités qui y trouvent leur intérêt, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre. Episodes historiques et sociaux, très impressionnants sur le moment, et finalement rejetés par le Temps. Il n’y a d’incompatibles que la bonne et la mauvaise musique.