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Doyle Brunson : le dernier mythe

Doyle Brunson : le dernier mythe

Le lion est mort hier soir. Hommage.

Doyle Brunson - Hommage Facebook

C'est le poker tout entier qui est orphelin. Universellement reconnu comme la première icône de notre discipline préférée, Doyle Brunson s'est éteint la nuit dernière à Las Vegas à l'âge de 89 ans. « On n'arrête pas de jouer parce que l'on vieillit : on vieillit parce que l'on arrête de jouer », se plaisait-il à dire, répétant presque jusqu'au bout qu'il se sentait encore jeune, beaucoup trop jeune pour rendre ses cartes au croupier. 'Texas Dolly' aura tenu parole, n'ayant jamais véritablement mis fin à une carrière remarquablement prospère et durable, étalée sur sept décennies.

Né en 1933 à Longworth, patelin rural du Texas, Doyle Brunson était de nos jours le dernier professionnel en activité pouvant encore narrer les débuts des World Series of Poker en 1970. Une date qui avait marqué le début d'un lent processus de normalisation et de reconnaissance publique pour la profession atypique qu'il avait choisie, lui qui avait connu la clandestinité, l'opprobre, le danger et – souvent – la violence dans les parties illégales du Lone Star State dès les années 1950, puis sur les routes de l'Oklahoma, du Kansas, de la Louisiane – la légendaire époque des road gamblers, ces joueurs itinérants dont le bagage technique se devait aussi d'inclure de solides capacités à tenir tête aux flics, aux tricheurs et aux braqueurs de toutes sortes – parfois les trois dans la même soirée.

« Vous ne savez pas à quel point c'est facile d'être pro, de nos jours », rigolait-il souvent, lorsque lui faisaient face des escouades de gamins pour qui le poker avait débuté devant l'ordinateur de leur piaule d'étudiant, avec comme outil non pas un flingue planqué dans la chaussette, mais un clavier et une souris. Décennie après décennie, Doyle Brunson a enterré toutes les légendes du poker du XXe siècle. Au sens propre, mais au sens figuré aussi. Car combien de générations de jeunes cracks arrogants a-t-il vu défiler à sa table, combien en a-t-il vu se cramer les ailes au soleil des high stakes, tandis que lui continuait de compter les billets, confortablement installé dans le fauteuil à son nom de la Bobby's Room du Bellagio ?

Avec la disparition de Doyle Brunson, c'est évidemment l'un des plus beaux palmarès de l'histoire du poker qui s'arrête : deux victoires consécutives sur le Main Event des WSOP lorsque le festival en était à ses balbutiements (1976 et 1977), dix bracelets de Champion du Monde au total (le dernier acquis en 2005, en pleine explosion mondiale de la popularité du jeu), des tas d'autres bricoles (dont un beau titre World Poker Tour à Los Angeles en 2004), une présence incontournable dans les plus gros cash-games de Las Vegas... Mais plus que le grand joueur de cartes qu'il fut presque jusqu'au bout, c'est à un témoin privilégié, et un acteur de premier plan de l'histoire du poker, auquel nous disons adieu aujourd'hui.

Doyle Brunson - Hommage Winamax
Crédit photo : Tony Korody / Getty Images

La majorité d'entre nous ne l'avons connu qu'à un âge où il aurait dû être à la retraite depuis longtemps. Vieux et sage, bien sûr, mais avec un perpétuel rictus ironique planté au coin des lèvres, laissant entrevoir la malice du gamin de 9 ans qu'il prétendait toujours être. Dans ses années 'Godfather of poker', Doyle Brunson c'était aussi des accessoires : Stetson de cow-boy immanquablement vissé sur son crâne dégarni, briquet porte-bonheur gravé à son nom – non-fumeur certes, mais superstitieux ! –, plusieurs mains fétiches (10-2 dépareillés pour gagner ses deux Main Events, As-Dame qu'il prétendait refuser de jouer, ayant perdu plus avec qu'avec n'importe quel autre combo), grande béquille de bois pour déplacer sa carcasse fatiguée, puis, les dernières années, la fameuse voiturette électrique portative, silhouette familière à tous ceux qui empruntaient quotidiennement les couloirs du Rio. Comment oublier ce moment surréaliste, au beau milieu de l'édition 2009 des WSOP, où Doyle s'est lancé dans une improbable et hilarante course motorisée avec cette autre légende du Texas, Amarillo Slim ? De grands gamins, on vous dit.

Avant d'incarner l'oncle préféré de tous les joueurs de poker, les vieilles photos jaunies et vidéos pixelisées nous rappellent l'homme que Doyle Brunson fut, et celui qu'il aurait pu être. Années 1970 : un grand gaillard costaud (certains diront : très bien portant), déjà chauve, lunettes à grosses montures mais hilare dans sa veste froissée de représentant de commerce au moment de poser pour ses premières winner's pictures. Années 1950 : un grand gaillard aussi, déjà binoclard et rigolard, mais cette fois mince, musclé, athlétique, ballon orange en main. C'est l'origin story la plus célèbre histoire du poker : avant de se briser le genou lors d'un accident domestique, Doyle Brunson courait vite et sautait haut, Doyle Brunson était sur la voie royale pour la NBA, Doyle Brunson était sur la short-list des Lakers de Minneapolis. Mais la carrière de joueur de poker qui est venue remplacer celle de sportif aurait pu elle aussi s'arrêter très vite : en 1960, à seulement 27 ans, un médecin lui découvre une tumeur dans le cou. Le verdict tombe : le cancer est incurable. Un traitement pourra, au mieux, prolonger sa vie assez longtemps pour qu'il assiste à la naissance de son premier enfant. Mais lors de l'examen post-op, les toubibs n'en croient par leurs yeux : la tumeur s'est volatilisée. Chrétien convaincu, le Texan n'en démordra jamais : il venait d'être frappé par un miracle. Miracle ou pas, des cancers, Doyle en battra presque autant que des tournois WSOP au cours de sa vie : six au total.

Doyle Brunson - Hommage Winamax

Lorsque l’on fait carrière sur près de 70 ans, on a le temps d’en accumuler, des anecdotes et des perles de sagesse. Lancées en plein milieu d’un pot à six chiffres, les punchlines de Doyle Brunson auront cloué plus d’un professionnel aguerri, et ont fait les beaux jours d’émissions comme High Stakes Poker et Poker After Dark, ainsi qu’un compte Twitter resté actif jusqu’aux dernières semaines de sa vie, révélant une personnalité étonnamment alerte malgré le poids des années. Le corps de Texas Dolly l’a lâché avant ses neurones : maintenant qu’il est parti, on pourra se replonger dans ses nombreux écrits, à commencer par Super/System, sans doute le premier best-seller consacré à la stratégie poker. Initialement titré Comment j’ai gagné plus d’un million de dollars en jouant au poker à sa publication en 1979, l’ouvrage a largement contribué à populariser le style de jeu ultra-agressif dont Brunson s’était fait la spécialité bien avant tout le monde. Écrire cette bible fut la chose la plus difficile qu’il avait jamais faite, aimait-il à dire… tout en ajoutant qu’il aurait préféré ne jamais le publier : révéler autant de secrets lui a fait perdre plus d’argent qu’autre chose.

Businessman plus ou moins avisé – on se régalait de l'entendre dresser la liste de tous les investissements foireux dans lesquels il s'était fourvoyé en compagnie de Chip Reese, son meilleur ami et sans doute son égal à une table – Doyle Brunson n'aura pas manqué le tournant d'Internet, prêtant son image à un site online en 2004. La salle Doyles Room lui permettra de régulièrement imprimer de belles palettes de billets verts jusqu'en 2011... année où la justice américaine fera cesser les activités des sites du « .com » aux USA. Moins connue – et moins glorieuse – fut cette curieuse tentative publique de racheter l'entité World Poker Tour en 2005, à une valeur bien supérieure à celle du marché. Une annonce qui provoquera une forte hausse des actions de la société, avant que Doyle ne rétracte immédiatement son offre. Accusé d'avoir tenté de manipuler le cours boursier du WPT pour son profit personnel, Papa Doyle fera l'objet d'une enquête de la part de la SEC, l'organisme de contrôle de la bourse américaine. Elle sera classée sans suite en 2007, après que Doyle a refusé de témoigner, invoquant le Cinquième Amendement de la Constitution lui donnant le droit de garder le silence. La même méthode employée par les mafieux qu'il croisait si souvent à table trente ans plus tôt, au Texas puis sur Fremont Street...

Au cours de la dernière décennie, Doyle Brunson continuait d'habiter les WSOP, et recevait une standing ovation de la salle entière à la moindre de ses apparitions. Mais sa présence n'était plus garantie. Sa santé, celle de Louise (son épouse depuis un demi-siècle), la durée désormais trop longue des tournois, les cash-games dont il préférait le format moins contraignant : le désormais octogénaire n'avait pas à justifier son absence, mais il le faisait quand même, conscient d'être attendu par les fans du monde entier. Ils ne demandaient pas mieux que de tirer au sort la même table que lui sur le Main Event. Face à Doyle, ils n'auraient pas été favoris pour passer le Day 1, mais qu'importe : une bonne anecdote, quelques sourires, une hand history croustillante, tout cela était aussi précieux que les 10 000 $ investis. Il y a cinq ans, Doyle avait même menacé pour la première fois : ces WSOP 2018 étaient ses derniers. La communauté toute entière avait commémoré l’événement, Doyle lui-même tenant à marquer le coup en disputant une dernière finale WSOP – sa 27e en 50 ans. Heureusement pour tout le monde, il s'agissait de l'un de ses derniers bluffs : à l'automne 2021, dans un monde transformé par le Covid, Brunson était bel et bien de retour au Rio. Sans masque mais vacciné. Cela fut son dernier tour de piste. Ses ultimes apparitions en public (en décembre 2022 au Wynn comme ambassadeur du World Poker Tour, puis au Bally's en mars 2023 pour sa transformation en Horseshoe – tout un symbole), il les a faites non pas en tant que joueur, mais en tant que légende, tout simplement.

Doyle Brunson - Hommage Winamax
Chez Winamax, nous réalisons notre chance. Le poker est une compétition à part, dont les stars sont à la fois plus accessibles et présentes plus longtemps. Là où nous n'aurons jamais l'occasion de pouvoir approcher un Michael Jordan, un Roger Federer ou un Usain Bolt, nous avons pu, pendant de longues années, observer le plus grand joueur de poker de l'histoire dans son élément naturel. Vivant, bien vivant malgré l'âge et le statut. Certains d'entre nous ont pu échanger avec lui, partager une blague ou deux. Beaucoup ont pu l'affronter à table – et parfois même le battre. « Ça fait bizarre, je le pensais immortel », nous disait un ami ce matin. Avec le décès de Doyle Brunson, c'est tout une partie de l'histoire du poker qui se fige à tout jamais.

Témoignages

Ludovic Lacay : « C'est la mort d'une légende qui connecte trois grandes ères du poker. D'abord les années noir et blanc, avec Amarillo Slim, Stu Ungar, etc. Ensuite le boom du poker des années 2000, avec sa propre salle de poker, Doyles Room. Puis les années 2010 et leurs nouvelles stars, il les connaissait toutes et continuait de se battre au Bellagio dans la Bobby's Room. D'un point de vue personnel, pour moi Doyle ce sont deux expériences. D'abord lire Super/System 2 en 2005, le deuxième livre que j'ai lu après Theory of Poker, qui m'a forcé à réfléchir un peu plus au côté « macro » d'une partie de poker, plutôt que juste la main en cours. Sans ce livre, je n'aurais jamais percé en cash-game. Deuxième expérience : en table télé sur le Main Event des WSOP. On a joué une demi-journée : il était très affûté, beaucoup plus que d'autres légendes qui faisaient trois erreurs par street. J'ai énormément de respect aussi pour ses efforts d'ambassadeur, il est resté jusqu'au bout dans son rôle de 'Godfather', au service d'une image classe du poker. »

Pierre Calamusa : « Je ne l'ai pas connu, je n'ai même jamais joué avec lui. Mais c'est une vraie légende. Le voir dans High Stakes Poker quand j'étais plus jeune était une incroyable source d'inspiration. »

Michel Abécassis : « Je me rappelle d'une scène. Peut-être en 2006 ou 2007, pendant les WSOP. Doyle participait à un débat public dans une des grandes salles de bal. J'attendais au premier rang, j'espérais faire dédicacer mon exemplaire de Super/System. Le débat se termine, il sort de scène. Je regarde à travers les rideaux et là je vois un mec épuisé, au bout du rouleau. Puis, une minute plus tard, il est de retour, face à la foule : grand sourire, hyper disponible, selfies, dédicaces... J'ai eu la mienne, d'ailleurs. C'est ça que je retiens comme image : celle de quelqu'un de courageux, qui malgré l'âge et la maladie trouvait la force d'être là, et de donner aux fans ce qu'ils attendaient. »

Arnaud Mattern : « Clairement un pionier du poker, à une époque où le côté « street smart » prévalait. Quand il a commencé, pour s'en sortir il fallait avoir l'intelligence de la rue. Pas de solver, pas de forums, pas de livre de référence, l'accès à l'information était très limité, il fallait brainstormer avec les autres précurseurs afin de créer et affiner les stratégies qui sont devenues les bases du poker actuel. Le concept de c-bet, le fait de comprendre que l'adversaire ne touche le flop qu'une fois sur trois, le semi-bluff, le fait d'avoir toujours un plan au cours d'une main, une porte de sortie, etc... Tout cela, c'est né avec Doyle Brunson. Et c'est un tour de force que d'avoir pu réunir des épées comme Bobby Baldwin, Mike Caro, Chip Reese, David Sklansky pour écrire Super/System et paver la route pour les générations futures. »

Doyle Brunson est survécu par son épouse Louise Brunson, et leurs enfants Todd et Pamela. Au nom des équipes Winamax, nous adressons à sa famille et à ses proches nos plus chaleureuses condoléances.

Souvenirs

Doyle Brunson - Hommage Winamax
Les chiens ne font pas des chats. Todd, le deuxième enfant du mariage Brunson, est lui aussi devenu un joueur professionnel, avec un bracelet remporté en 2005. Et lorsque le fiston allait jusqu'en finale, on ne pouvait pas manquer dans le rail la présence du plus célèbre joueur de poker du monde...

Doyle Brunson - Hommage Winamax
WSOP 2009 : en compagnie de Nicolas Levi (membre du Team Winamax de 2007 à 2013)

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WSOP 2021 : le dernier tour de piste, aux côtés de Joao Vieira

Doyle Brunson - Hommage Winamax
En fin de carrière, Brunson a limité ses voyages au maximum. Mais l'opportunité d'aller chercher un bracelet à Londres à l'occasion des WSOP Europe, cela ne se refusait pas, comme ici en 2010, avec Bruno Fitoussi

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Milieu des années 1950 : une carrière de basketteur brisée, qui sera bientôt remplacée par une autre, qui lui apportera une célébrité mondiale (photo : NC)


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WSOP 1981 : Stu Ungar prive Doyle Brunson d'un troisième Main Event. Tout un symbole, tant la stratégie agressive du second a été imitée et perfectionnée par le premier. (photo : NC)

Doyle Brunson - Hommage Winamax
Une photo favorite de l'auteur de ces lignes, prise un soir des WSOP où la climatisation du Rio fonctionnait un peu trop bien...

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WSOP 2018 : la première tentative d'adieux. Pas tout à fait réussie...




... mais l'occasion d'une brève déclaration pour nos reporters.



Doyle Brunson - Hommage Winamax
Photos : Caroline Darcourt ou rédaction Winamax, sauf mention contraire
1 « J'aime »

Plus qu’une légende. Un Dieu du poker.
RIP Monsieur Brunson.

RIP ce grand homme décédé aujourd’hui

Une grande trstesse pour le monde du poker

Condoléances et paix à lui. Ce était le plus frappant chez lui c était son humilité de personne sachant la fugacité des choses de ce monde. En tout cas merci wina pour l’info c etait une personne bien sur comme plein d autres dans mon cas qui avait mon intérêt avec sa physionomie de tenancier de barbecue texan.

R.I.P Mr Dole Brunson :pray: