Dans la matrice du poker pro
Poker Player’s Championship 50,000$ (Day 2)
On vous répète tout le temps que le Poker Player’s Championship est un tournoi à part, mais on ne vous explique jamais pourquoi, si ce n’est pour les facteurs évidents à caractère tautologique.
Oui, bien sur, le prix d’entrée est de 50,000 dollars, et c’est une très belle somme. Quoique pas aussi impressionnante qu’en 2006, lorsque le tournoi avait été mis pour la première fois au programme des World Series of Poker. Depuis, les tournois « High Roller » se sont multipliés en Europe et à Macau, et on s’extasie moins qu’avant devant ces somme à cinq chiffres. Mais tout de même : 50,000 dollars, cela reste suffisant pour faire de n’importe quel tournoi un tournoi particulier. Soit.
Après, seconde évidence qui découle de la première : forcément, la quantité de joueurs prêts à participer à ce genre d’épreuve est limitée. C’est un petit club de joueurs, une grosse centaine tout au plus. Des joueurs talentueux, des joueurs pensant être talentueux, des joueurs dont on pense qu’ils sont talentueux, des joueurs riches, voire très riches, des joueurs ayant beaucoup gagné dans le passé, des joueurs gagnant encore beaucoup aujourd’hui, des joueurs ayant suffisamment de connaissances sur le circuit pour se faire financer l’inscription, rayez les mentions inutiles, chacun des 132 participants remplit deux ou trois de ces conditions, très peu les remplissent toutes.
Une fois sorti de ces deux clichés – c’est cher ! C’est élitiste ! – il faut aller chercher dans les détails, il faut se saisir d’une loupe, et zoomer, pour saisir ce qui fait le sel de cette épreuve.
J’ai par exemple remarqué que dans le Poker Player’s Championship, on appelle les superviseurs par leur prénom, avec une voix forte, et à travers toute la salle. Quand un arbitrage est demandé, ce n’est pas le croupier qui crie « floor », mais le joueur lui-même. « Robbie ! Ramène toi, y’a des cartes marquées. » Un petit détail qui en dit long sur le niveau de confort de ces joueurs, sur l’égo un poil gonflé qui définit nombre des professionnels du circuit.
Ce petit club de joueurs est confortable, c’est une bande, une famille, et comme dans toute famille qui se respecte, tout le monde n’aime pas forcément tout le monde. On se parle, on rigole, on évoque des anecdotes à voix basse, pour ne pas que le fouille-merde portant un badge marqué « média » ne puisse saisir ce qui se dit, on se tait lorsqu’il approche.
Nombre des participants se font livrer leurs repas directement à table. Tous commandent auprès de la même enseigne, un cuistot ayant trouvé le filon et bâti un petit empire culino-pokérien au cours des deux derniers étés aux WSOP. Tous se font livrer leurs plats chauds au pas de course par une petite brunette en pantalon stretch noir qui fait tourner une centaine de têtes à chaque passage. Juste un autre signe d’appartenance au club… moi, je paie 25 dollars pour me faire livrer en courant par une nymphette, pendant que toi, tu fais la queue à la Poker Kitchen avec 200 autres blaireaux pour bouffer un hot-dog dégueulasse.
Ils jouent tous le même tournoi, et ils jouent tous à côté, parce qu’ils ne sont jamais rassasiés de jeu. Paris sur la couleur des flops, poker Chinois sur la tablette, en réseau, paris sportifs en direct via les écrans de télévision retransmettant les grands évènements, disposés un peu partout dans la salle. Ils s’échangent des pourcentage, règlent des dettes à la volée à coups de liasses de billets bien repassés.
C’est finalement ça qui place ce tournoi à l’écart de tous les autres. La familiarité. Forcément, autour de la quinzaine de tables, tout le monde se connaît, ou presque, On est à l’opposé des centaines tables des boucheries du week-end, où plusieurs milliers de joueurs entament leur tournoi seuls dans le hangar rempli à craquer, livrés à eux-même, confortablement protégés de leurs voisins par un anonymat finalement pas différent de celui offert par les salles de poker en ligne.
Non, dans le Poker Player’s Championship, chaque joueur a une relation particulière avec chacun de ses 131 adversaires. Il serait fascinant de dresser un organigramme du field, de tirer des traits à la règle entre tous les joueurs, de caractériser la nature de leurs relations sur un grand tableau noir d’écolier avec des craies de toutes les couleurs. Bleu pour les amis, rouge pour les ennemis, vert pour les querelles de pognon, rose pour les histoires de cul : les possibilités sont infinies.
Tiens, par exemple : le businessman, là-bas, celui qui a fait fortune dans la fibre optique, hé bien figure toi qu’il a perdu deux millions contre Ivey à l’Aria en juin. Une grosse partie de Pot-Limit Omaha aux blindes 1000/2000, ça a duré 48 heures non-stop. Et, ce vieux pro fatigué, là, il doit 1 million à une jeune gloire du poker online, 1 million y paraît, et ça fait déjà un moment, le mec s’impatiente. Et le Russe, là-bas, celui qui fait la gueule avec sa sacoche en cuir à l’épaule, il paraît qu’il finance tous les joueurs d’Europe de l’Est engagé dans le tournoi. Tu le verras accroché à la barrière toute la semaine en train de surveiller ses poulains, et, au besoin, de les admonester durant les pauses.
Pendant ce temps, le siège 2 de la table 1 est engagé dans une partie de Poker Chinois sur son iPad, avec le siège 4 de la table 12, le siège 8 de la table 5, et le siège 1 de la table 9. D’après ce que j’ai entendu, le siège 4 de la table 12 a déjà gagné plus de 200,000 balles sur les trois autres, ils n’auront qu’à rajouter ça sur leurs notes respectives.
Et en table 10 ? Le siège 1 déteste le siège 2, une sombre histoire de slowroll lors d’un tournoi à Los Angeles en 2009, les rancunes sont tenaces, et le siège 2, lui, respecte les talents au poker du siège 3, qui aimerait bien coucher avec la copine du siège 4, il en parlé au siège 5 lors de leur dernière virée au Spearmint Rhino, ce soir où le siège 6 s’était tellement mis minable qu’il a été escorté dehors par la sécurité, il est sorti de la boîte sans que ses pieds touchent le sol.
Ce pro a casquette que vous voyez en train de tripoter son Blackberry en table 6, il a longtemps été financé par ce multiple détenteur de bracelets, mais ce dernier a fini par jeter l’éponge avant le début des Series. Trop de pertes, pas assez de rendement. Mal lui en a pris : la casquette a opéré un come-back fulgurant dès la deuxième semaine, empochant un bracelet et un demi-million de dollars. Ce qui ne veut pas dire qu’il est tiré d’affaire : ses mauvaises décisions sur les trois derniers championnats NBA ont fait pousser les dettes comme des champignons un peu partout dans Vegas. Enfin, je n’en sais rien, mais c’est ce qui se dit. Il paraît.
Et ce mec avec un petit tapis en table 3, celui que vous avez déjà vu à la télé mais qui n’a plus rien gagné depuis le dernier mandat de George W Bush ? Coké à mort, le nez dans la poudre du matin au soir, d’ailleurs tiens, le voilà qui se lève à nouveau pour filer aux toilettes. Tout le sait, personne ne dira rien.
L’Asiatique court sur pattes qui vient de relancer sur la dernière carte d’un coup de Stud High-Low ? Surveillez le bien, c’est un tricheur, tout le monde le sait. Le grand dadais en Marcel blanc ? Un baiseur de malade, pas une serveuse du Bellagio ne lui résiste, tout le monde le sait. Le chevelu avec le casque qui écoute sa musique à fond ? Un génie autiste, je ne sais pas ce qu’il fait de sa vie à part jouer aux cartes, probablement rien, tout le monde le sait.
132 joueurs, et dix fois plus d’histoires. Très peu de héros, pas mal de fils de pute. Des personnages hauts en couleur. Des histoires, encore et encore… Des histoires dont, pour la plupart, vous n’entendrez jamais parler autrement qu’en rumeurs exagérées et anecdotes apocryphes. Ça aussi, tout le monde le sait.
Benjo