[Interview] Matt Savage, ou l’enthousiasme infaillible
Il est probablement le non-joueur le plus célèbre de la planète poker. Depuis plus de 30 ans, Matt Savage travaille sans relâche, en coulisses comme sous les spotlights, pour faire grandir le poker. Depuis ses débuts en Californie en tant que croupier jusqu'à la tête du World Poker Tour, en passant par les WSOP, le Commerce Casino de Los Angeles, la fondation de la Tournament Director Association, et l'organisation de plusieurs des plus gros évènements de l'histoire du poker, ses efforts pour améliorer les règlementations et organisations des tournois ont eu une influence durable sur l'industrie du poker. Passionné comme au premier jour, Savage continue aujourd'hui d'être disponible 24 heures sur 24 ou presque, à la disposition d'une communauté qui ne cesse jamais de solliciter ses avis et arbitrages. Rencontre avec un infatigable serviteur du poker.Commençons par évoquer ce WPT World Championship. On a vu défiler plus de 10 000 inscrits sur le tournoi Prime à 1 1000 $, et le tournoi principal à 10 400 $ est en train de cartonner [cette interview a été réalisé alors que le Day 1C venait de débuter, NDLR]… J'imagine que du côté de l'orga, tout le monde est très content.
Totalement. Le fait d'avoir réussi à doubler la dotation garantie sur le WPT Prime [plus de 10 millions contre 5 millions annoncés, NDLR] nous rend très heureux. Mais au-delà des chiffres, je retiens le fait que les joueurs ont l'air très satisfaits. Même ceux qui ont sauté du tournoi viennent nous voir pour dire « Merci, c'était génial, j'ai hâte de le refaire l'an prochain. » C'est un succès qui tire vers le haut la marque World Poker Tour dans son ensemble. J'adore le fait que nous soyons une organisation mondiale. Le WPT m'a fait voyager sur six continents ! C'est ça qui est le plus important pour moi depuis toujours : faire croître le poker partout dans le monde.
Le sujet qui a monopolisé les conversations récemment, c'est la concurrence accrue entre les opérateurs live. Il y a toujours eu une sorte de « guerre froide », mais on peut dire qu'elle s'est pas mal réchauffée lorsque les WSOP ont annoncé la tenue d'un nouveau festival d'hiver aux Bahamas, avec des dates marchant sur les plate-bandes de votre WPT Championship. C'était quelque chose d'assez nouveau : dans le passé on avait plutôt l'habitude que vous vous partagiez les créneaux plus ou moins équitablement. Comment vous avez vécu ça en interne ?
A titre personnel, j'ai toujours été un gros supporter des World Series of Poker. A chaque fois qu'ils font un gros été, c'est bénéfique pour toute l'industrie, cela témoigne de sa bonne santé. Et d'un autre côté, je suis un gros fan du travail que fait le Wynn ici. Dans tous les cas, au bout du compte, je laisse le soin aux joueurs de décider où ils souhaitent jouer, en espérant qu'ils nous choisissent ! J'aurais bien aimé qu'il y ait un peu plus d'espace entre ces deux festivals… mais peut-être que les WSOP se sont dit qu'ils perdaient un peu de terrain ces derniers temps, et que ça a motivé leur décision de programmer les choses comme ça. Je sais qu'ils nous ont rendu visite une ou deux fois sur l'édition précédente. Mais quoi qu'il en soit, un peu de concurrence, c'est toujours sain. Et je souhaite aux WSOP toute la réussite possible, comme je l'ai toujours fait.
Dernière question sur le sujet : décréter un garanti de 40 millions de dollars sur le Main Event du WPT Championship, c'était une réponse directe aux WSOP ? [ce garanti a été rendu public en août, un mois après l'annonce du festival WSOP aux Bahamas, NDLR].
Non, je ne dirais pas ça. C'était plutôt une réponse aux chiffres que nous avons enregistrés sur l'édition précédente. On avait garanti 15 millions, et au final on a frôlé les 30 millions. Les discussions sur le garanti de cette année ont commencé dès la fin de l'édition précédente. Et quand le chiffre de 40 millions a été mis sur la table, même moi j'étais un peu surpris ! J'ai trouvé ça un peu élevé… mais évidemment, j'ai suivi le mouvement : si autour de moi les gens sont confiants, alors je le suis aussi. C'était une décision conjointe entre le WPT et le Wynn.
Il y a eu des paris en interne sur les chiffres d'affluence ?
Bien sûr ! Ma prédiction était 4 848 inscrits. On va voir si on peut s'en approcher…
Tout le monde connaît le travail que tu accomplis pour améliorer l’organisation et les règlements des tournois de poker, via la Tournament Director Association [TDA] que tu as fondée en 2001. Quels sont les sujets qui t’occupent en ce moment ? Qu’est-ce qu’il faut améliorer en priorité dans un futur proche ?
L'objectif que je continue de poursuivre depuis toujours, c'est d'arriver à des règles uniformes dans toutes les salles de poker du monde. C'est la raison pour laquelle j'ai fondé la TDA, quand j'ai commencé à voyager et que je me suis rendu compte que chaque casino avait son propre règlement. Et pour cela, je suis d'ailleurs prêt à accepter des règles qui ne me plaisent pas vraiment. Si toute l'industrie est d'accord sur un détail qui ne me convient pas, alors je penche du côté de l'industrie.
L'un des débats chauds du moment concerne la BB ante. Est-ce qu'on prend en compte le montant de la grosse blinde en premier, ou celui de l'ante ? [C'est le genre de point qui devient important dès lors qu'un joueur est très short-stack, et qu'il y a un side-pot à calculer, NDLR]. On pourrait penser que c'est un petit détail, mais le débat peut rapidement s'enflammer, et générer de la confusion.
Et comme je l'ai dit : si la majorité pense contrairement à moi, alors je me range du côté de la majorité. Perso, je pense qu'il faut compter l'ante d'abord, c'est la méthode la plus logique. Mais si tout le monde estime que la BB doit être comptée d'abord, alors très bien, faisons comme ça. Lors de la dernière conférence de la TDA, j'ai proposé ma méthode : on m'a envoyé bouler, alors les choses sont restées en l'état. Dès qu'il faut changer les règlement de la TDA, l'objectif est toujours d'arriver à une majorité de 80 ou 90 % de gens d'accord, et de convaincre ensuite les 10 ou 20 % restants.
Le TDA aujourd'hui, c'est combien de divisions ?
On approche, je crois, des 10 000 membres. Cela inclut des joueurs, des croupiers, des « floors », des « tournament directors »… L'association n'a jamais été aussi grosse. Tous les deux ans, pour notre grosse conférence [à Las Vegas], on est environ 200 membres de l'industrie à se réunir, venus du monde entier. Cela, j'en suis très fier. La TDA est soutenue et reconnue dans le monde entier, et on arrive à se retrouver pour discuter posément, sans se taper dessus, des évolutions à adopter, qui vont améliorer l'expérience de chaque joueur.
Quelle est ton opinion la plus controversée en matière de règlement, celle qui fait se lever les boucliers contre toi à chaque fois ?
[Il rigole.] Jamais, au grand jamais je ne serai d'accord pour réduire le montant de l'ante en table finale. Pourquoi ? Les gens me disent « si tu ne réduis pas l'ante à quatre joueurs restants, ça augmente la variance, ça transforme le tournoi en crapshoot », ce genre de choses. Mais c'est l'inverse ! Si les gens sont éliminés plus rapidement en table finale à cause de cette ante élevée, alors la table finale sera plus deep, c'est logique ! Et quand tu arrives au heads-up ou en 3-handed, la partie est plus excitante avec une ante classique. Là-dessus, je ne changerai pas d'avis !
Dans l'organigramme du World Poker Tour, tu as le titre de « Tour Director ». Décris-nous ton quotidien à ce poste.
Grosso modo, je fais le lien entre les joueurs, le WPT, et nos casinos partenaires. Je voyage tout le temps. Quand il y a besoin, je donne un coup de main pour établir les programmes, les structures, je suis sur le floor pendant les festivals pour m'assurer qu'ils soient le plus possible homogènes entre eux. C'est assez similaire à mon travail au sein de la TDA : je veux offrir aux joueurs l'expérience la plus agréable possible. C'est un rôle que j'adore. Et en plus de ça, j’interviewe les joueurs face caméra, je me pointe aux « Player's Party », je fais la tête de gondole. C'est très important aussi.
Si un joueur à une remarque ou une critique, il peut s'adresser à toi.
Totalement ! Et ils ne s'en privent pas !
Tiens, justement. Des joueurs me faisaient remarquer que sur le Day 1 de ce WPT World Championship, il manquait le Level 1 250/2 500 entre les Levels 1 000/2 000 et 1 500/3 000…
[Matt me regarde comme un professeur s'apprêtant à gronder un élève, et je réalise aussitôt que j'ai dit une connerie.] La grosse blinde passe de 2 000 à 3 000, puis de 3 000 à 4 000. C'est simple, non ?
Mais c'est vrai, il y a une autre raison : il faut quand même qu'on tombe à un certain nombre de joueurs à la fin de chaque Day 1, sinon on prend le risque de manquer de place au Day 2. Certains me disent « Vous n'avez qu'à faire deux Day 2 », mais le tournoi est déjà assez long comme ça, ça dure dix jours en tout. 35 % des joueurs du Day 1 arrivent au Day 2 : c'est ce qu'on cherchait.
Tu es dans le métier depuis plus de trente ans. Quel est l'accomplissement dont tu es le plus fier ?
Sans aucun doute : la TDA. Le fait qu'aujourd'hui, je puisse me pointer en Chine, en Corée ou au Japon, partout dans le monde en fait, et voir que nos règles sont appliquées, ça fait vraiment du bien. En 2001, j'étais juste un petit tournament director dans le nord de la Californie. J'ai été voir les WSOP pour leur proposer d'apporter un changement important dans cette industrie. Grosso modo, ils m'ont dit « non, ça sera pas possible ». Puis j'ai eu de la chance : Linda Johnson et Jan Fisher [deux organisateurs de tournois réputés à cette époque, NDLR] ont accepté d'écouter ce que j'avais à dire. Et les choses ont commencé à bouger.
Si je devais ne retenir qu'une chose de ma carrière, ça serait ça. Mais je pourrais aussi parler des structures que j'ai créées, des événements que j'ai contribué à faire naître… Dans l'ensemble, je suis fier d'avoir pu faire toutes ces choses avec très, très peu de frictions ou de controverses.
Je discutais hier avec une amie de Vegas, une ancienne croupière qui t'as connu dès le début, dans les années 90, en Californie. Elle m'a dit : « Ce qui sépare Matt de nous autres, c'est qu'il a toujours eu une vision pour le poker. Il a toujours pensé au futur. » Tu es d'accord ?
Oui. Ça me fait penser à cet article que Jesse May avait écrit en 2001, il disait la même chose. J'ai toujours eu cette motivation d'aller de l'avant, et une passion pour améliorer les choses. C'était important, car a cette époque l'industrie du poker était en plein boom. Comme j'étais aux premières loges, c'était en quelque chose un devoir de faire ma part pour l'amener dans la bonne direction. Et j'apprécie d'avoir reçu des trophées pour ça, de voir que mes actions ont eu un réel impact. Ça fait plaisir. Tout comme cette croupière que tu cites, ou les gens qui viennent me voir pour prendre une photo et discuter.
D'ailleurs, c'est assez dingue : tu ne sembles jamais te lasser, malgré le temps qui passe.
Pour être honnête, c'est parfois injuste pour mon épouse et pour ma famille. Je suis tout le temps joignable, 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7. Les gens savent qu'ils peuvent m'envoyer un SMS, un email, un DM sur Twitter, quand ils ont besoin d'éclaircir un point de règlement ou autre. Et je ne laisse jamais un message sans réponse, jamais ! Ma famille respecte ce que je fais, mais probablement que je ne leur donne pas assez de temps, et je regrette.
Je t'ai demandé de quoi tu étais le plus fier. Sur un plan plus personnel, est-ce qu'il y a un souvenir en particulier qui sort du lot ?
J'ai deux réponses évidentes. Le WPT Championship de l'année dernière est clairement un souvenir très fort. On a tous bossé comme des fous, et ça a marché, on a explosé le garanti, et le festival a reçu le prix « Événement de l'année ». Et puis, bien sûr, il y a la table finale des WSOP remportée par Chris Moneymaker en 2003.
J’espérais que tu dises ça. Pour moi tu seras toujours ce mec-là : le mec qui était au tout premier rang pour assister en direct à la métamorphose du poker, micro à la main.
Exactement. J'ai une connexion très forte avec les WSOP.
Peux-tu revenir un peu sur tes débuts ? C'était en Californie, donc…
J'ai commencé en 1991, au Garden City Casino à San Jose. A la base, j'étais joueur. Un mauvais joueur ! Jusqu'à que je me rende compte que les gens qui bossaient là-bas gagnaient plus d'argent que moi. Alors je me suis fait embaucher. D'abord comme « chip runner » [employé en charge d'apporter les jetons à table], puis comme croupier, puis floorman, tournament director… J'ai emprunté tous les barreaux de l'échelle. Je considère ça comme un atout, d'ailleurs, ça me permet de traiter tout le monde avec le même respect. Tu ne me verras jamais me considérer supérieur à un croupier ou un membre de l'équipe de nettoyage. Tout le monde doit être traité identiquement.
Je voulais justement aborder le sujet des croupiers. Le poker a parcouru un tel chemin ces vingt dernières années. Il y a énormément de choses qui ont changé, en bien. Mais pourtant, dans beaucoup d'endroits, j'ai l'impression que les croupiers sont toujours un peu la cinquième roue du carrosse.
C'est toujours un métier difficile, c'est vrai. Mais je reste convaincu que la plupart des gens qui font ça adorent leur métier. Ils ont un peu plus de flexibilité que dans la plupart des métiers. Ils ont l'opportunité de voyager… Ce sont de gros avantages. Mais dans le même temps, il faut qu'ils soient respectés. Ils sont en première ligne dans cette industrie. Un joueur de poker qui s'installe à table, la première personne à qui il a affaire, c'est le croupier. C'est pour ça que j'ai toujours été intransigeant envers les joueurs qui insultent les croupiers. Je ne laisse pas faire, c'est vital.
Tu te demandes à quoi aurait ressemblé ta vie si tu n'avais pas rencontré le poker ?
C'est marrant, je n'ai jamais vraiment eu le temps de me poser la question. J'ai commencé à 21 ans pile ! Mais avant le poker, j'étais assez fort au bowling, je le pratiquais semi-professionnellement. C'est quelque chose que j'aurais pu faire. Et sinon, il y a le golf. J'aurais clairement pu être un acteur dans l'industrie du golf. Dans un rôle similaire à celui que j'ai aujourd'hui : améliorer les règlements et l'organisation, réfléchir à des évolutions positives… Chaque année, j'organise un tournoi de golf, et j'aime à penser qu'il est tout aussi bien organisé que les tournois de poker que je dirige !
Tu es installé à Las Vegas depuis 18 ans. Comment tu as vécu l’évolution de la ville ces dernières années ?
Elle continue de se développer. Un nouveau casino a encore ouvert pas plus tard qu'hier, le Fontainebleau. Le marché de l'immobilier commence à se stabiliser un peu, après pas mal d'années de hausse.
Mais j'ai l'impression que Vegas devient de plus en plus exclusive, chère…
Oui, je pense que les casinos ont fini par se rendre compte qu'il y avait beaucoup d'argent à se faire dans les restaurants, les boîtes de nuit, tout ce qui est périphérique aux tables de jeu.
Quand je te vois tweeter ces photos de margaritas à 45 $ pièce en direct du stade de hockey… C’est dingo, non ?
[rires] Las Vegas est en train de se transformer en une vraie ville de sport. On a eu la NFL [football américain], la NHL [hockey sur glace], et bientôt on aura une équipe de baseball, et une équipe de basketball. Et dans l'ensemble, c'est une très bonne chose, ça ramène des tonnes de visiteurs. Et il y a aussi la Formule 1 maintenant…
La venue de la F1 à Vegas cette année a été très critiquée par nombre d'habitants. Ton point de vue ?
Pour un « local » comme moi, il y a bien sûr eu des problèmes, les embouteillages, les chantiers un peu partout. Mais à part ça, franchement c'était cool. J'ai pu assister à la course, c'était ma première fois. J'ai adoré. Il y avait un monde fou, j'ai croisé plein de célébrités. Comme c'est la première année, il y a eu pas mal de soucis, mais je suis sûr que ça va se tasser et que les prochaines éditions seront plus faciles à digérer. Si c'est le cas, alors je suis 100 % pour la F1.
Pour terminer, est-ce que tu peux nous raconter la décision d'arbitrage la plus inhabituelle ou difficile que tu as eu à prendre ?
Je reviens toujours à la même anecdote. C'est pendant les WSOP 2002. Russell Rosenblum relance à 65 000. Julien Gardner fait tapis pour 110 000 seulement. Russell – il joue le WPT aujourd'hui, soit dit en passant – se lève de la table, traverse la salle entière, et se plante dans un coin. Je vais à sa rencontre et je lui demande quelle est sa décision. Il me dit « Je fold, je fold ». Je reviens à la table pour jeter ses cartes, et là il arrive en courant et dit « Attendez, c'était combien le montant du all-in ? » Et là, j'ai dit « Non, désolé, c'est trop tard, tu as dit 'Fold'. Toute déclaration verbale t'engage. C'est un fold. »
Heureusement pour Russell, il a réussi à remonter après cet incident, pour terminer en sixième place et remporter 150 000 $. Mais Julian Gardner, lui, alors qu'il aurait pu être éliminé sur cette main, derrière il a remporté 1,1 million de dollars !